CHRONIQUE 36-10

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CHRONIQUES 2010

 

 

TRENTE-SIXIEME SEMAINE

 

 

La carotte dans tous ses états. La faune du Boulevard de la Plage. Dernières nouvelles de nos artistes et écrivains. De la modernité des Temps.

 

 

Il n’a échappé à personne que, fin juillet, la 34ème Conférence internationale sur la carotte, a réuni à Washington tous les spécialistes mondiaux. C’est que la carotte a son importance et qu’elle est fort ancienne. On s’interroge rarement sur l’âge sur la carotte. On a tort. La carotte remonte à la plus haute antiquité, et même avant. Elle nous viendrait d’Afghanistan, c’est dire qu’elle était particulièrement dure et indigeste, et longtemps on a utilisé uniquement ses fanes, médicinales et aphrodisiaques. On se contentait de ce qu’on avait, le pavot n’était pas encore né. Et puis, il y a deux mille ans, est apparue la carotte moderne, à une seule racine pivotante, alors que l’autre, on aurait dit une molaire. Et elle était violette ! C’est une voyageuse. Elle est allée en Chine. On connait les Chinois, ils l’ont faite jaune, ou rose. Les Turcs et les Grecs en ont créé une blanche. Enfin les Hollandais, grands spécialistes en fleurs et légumes l’auraient faite orange, ou alors quelqu’un aurait mélangé des graines de blanche, de jaune et de rose, à l’insu de Vilmorin. Peu importe. Au Siècle des Lumières, l’orange s’impose, et on va la mettre à toutes les sauces. En 1940, Bugs Bunny, né de Tex Avery, l’a constamment à la bouche pendant qu’il mystifie Elmer Fudd, le  chasseur bêta. Pendant la seconde guerre mondiale, les Anglais mystifient à leur tour les Allemands en leur faisant croire que la consommation de carottes rend ses pilotes nyctalopes, alors qu’en fait, ils utilisent secrètement le radar qui vient d’être inventé. Et à Vichy, pendant ce temps, nous avons la carotte… Vichy[1].

« Eh,  what’s up, doc ? » Dans les années soixante, nos bébés consommaient de la carotte en veux-tu en voilà, en purée, en jus, à pleins biberons.  Ils en avaient le teint hâlé. Maintenant, ce sont nos vieux qui s’en gavent : le bêtacarotène de l’animal neutralise les radicaux libres responsables du vieillissement. Ils en ont les fesses roses, ou orangées, toutes les infirmières vous le diront. Il y aurait une carotte anti-ostéoporose, mais elle est génétiquement modifiée. Autre bienfait, bien entendu, la carotte prémunit contre le cancer. Mais il faut de préférence la manger cuite, ou en jus, pour profiter au mieux de  ses antioxydants.

 

Le remaniement avance, à grands pas. Pour certains ministres, sous-ministres, ministrions, les carottes sont cuites. Certains vont disparaître, qui n’auront été connus que de leur famille proche, d’autres referont surface, en d’autres lieux et autres temps. Pendant ce temps les grévistes s’organisent et on défile. On ne sait jamais le nombre des participants, entre majorations et minorations. Et des manifs tournent en rond, jusqu’à la nuit[2]. D’autres partent du point A jusqu'au point B, en droite ligne, les uns arrivent, alors que les autres piétinent encore au départ. Entre deux slogans, on parle retraites, vacances, enfants, petits enfants, maladies, c’est joyeux et bon enfant. Les portables permettent regroupements, prises de rendez-vous casse-croute. On revient fatigué, (pour la prochaine, on mettra d’autres chaussures), un peu aphone, content d’avoir été si nombreux.

 

Pendant ce temps, le long du Boulevard de la Plage, les anciens réapparaissent. Ils profitent du doux soleil de septembre, si bon pour leurs vieux os. Les plus actifs, habillés Décathlon de la tête aux pieds et même en dessous, anti-transpiration, évacuation rapide des humeurs sudoripares et tout et tout, se donnent des allures sportives et athlétiques et courent en petites foulées des allers retours chronométrés. Leur femme et supporter dévouée, les attend dans la voiture avec la serviette chaude, le linge de rechange, le thermos et son admiration toute admirative. D’autres utilisent le vélo, de même origine. Ils sont en bandes, généralement, et leur peloton bariolé disparait vite au bout de la plage. Certains s’essaient au roller, genoux et coudes abondamment protégés, précaution bien utile au vu de leurs pas hésitants. Les philosophes utilisent un vieux clou qui couine à chaque coup de pédale,  bouffarde au bec, baguette sous le bras, et la tête de Loulou dépassant de la sacoche arrière. Pour un peu, ils parcourraient le journal en pédalant. D’autres profitent du calme pour se familiariser avec les SMS, ils s’obstinent à chercher le point virgule, le cécédille majuscule et voudraient écrire avec pleins et déliés. Il y a les mollo mollo piétons,  réguliers comme des métronomes qui apparaissent chaque jour à la même heure, d’un train de sénateur, ceux qui vont nez au vent et canne en bandoulière, ceux qui béquillonnent cahin-caha,  ceux que leur chien promène, ou leur femme, en laisse, ceux qui sont en couple, tant bien que mal, bras dessus bras dessous, pot de terre contre pot de terre, ceux qui errent de banc en banc, jamais contents, trop de soleil, trop d’ombre, ceux qui écoutent en boucle sur leur lecteur MP3 des adagios de Mahler, ou de Mozart, les Variations Goldberg, par Glenn Gould, ou Erik Satie,   ceux qu’on ne voit plus depuis quelques temps, ceux qu’on aère deux fois par jour, sur injonction du médecin, emmitouflés, même par beau temps, jusqu’aux oreilles, celles qui attendent un autre qui ne viendra plus, mais qui espèrent et rêvassent, les yeux perdus au loin, ceux qu’on pousse, ceux qu’on tire, ceux qui ne sont plus bon à grand-chose, ceux qui feraient sous eux, si l’on n’y prenait garde, ceux qui écoutent les morts chanter : Brassens, Ferré, Ferrat, Aragon, Apollinaire, ceux qui entendent encore sur la plage, au loin, les appels joyeux de leurs petits enfants, bonnes gens, et qui seraient prêts à apporter le doudou, à reconstruire le château de sable, si le temps pouvait se rembobiner, celui qui rêve de ses montagnes, ceux qui profitent à grandes goulées de l’air du large avant de revenir à la promiscuité mesquine, étouffante et infantilisante de la maison de retraite,  ceux qui ont tout leur temps, et bientôt l’éternité devant eux, eux qui sont à l’entrée du Grand Passage. Et les ombres de ceux que l’on a déjà, et à jamais, oubliés.

 

Des Roms s’en vont, ce sont des Roms boomerang[3], ils reviendront. Johnny aussi revient, mais il reste à l’étranger, lui.  Il aurait ressuscité. Ce ne serait pas le premier ! Mireille Mathieu est toujours vivante, on a retrouvé sa trace chez Poutine. Elle va recevoir la médaille « pour le courage et la vaillance ». Il en faut, pour l’écouter.

Jean d’Ormesson vient de publier un nouveau livre[4]. Il y parlerait de Platon. On le voit et on l’entend cabotiner sur toutes les chaînes et radios.  Aux « Grosses têtes » même, où l’on se pique de littérature.

 

 C’est ainsi que le monde avance : la Carotte et le Platon.

 

 Nous voilà dans les Temps Modernes.

 

 

 

 



[1] Une carotte de « régime ».

[2] Comme la troupe des rats tourne en rond dans ses galeries, lors du défilé, dans les Aventures du Petit Rat Justin de Léonce Bourliaguet.

[3] On peut lire Le chien boomerang d’Henri Cueco.

[4] Aussi Houellebecq et Nothomb, nous en reparlerons.

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